DELPHINE CENCIG
Entre les mondes - Au fil des Yokai
Cette exposition réunit une série de huit photographies, chacune incarnant un yōkai féminin issu du folklore japonais. À travers ces figures légendaires : Tsubaki-Hime, Hone-Onna, Otsuyu, Taka-Onna, Noppera-Bō, Kuchisake-Onna, Kitsune et Nure-Onna, se dessine une galerie de présences aussi troublantes que fascinantes.
Chaque image est une interprétation contemporaine, ancrée dans une esthétique minimaliste et occidentalisée, qui cherche à capturer l’essence invisible de ces esprits. Métamorphose, ambiguïté, désir, disparition… Ces créatures incarnent des thèmes universels, entre beauté fragile et menace sourde.
Ce travail photographique n’est pas une simple représentation : c’est une tentative d’incarnation. D’ouvrir un espace entre le visible et l’invisible. D’explorer comment ces mythes anciens résonnent encore aujourd’hui, dans notre rapport au corps, au féminin, à la peur... et à ce que nous refusons de nommer.

Fleur offerte ou tête tombée, on ne sait plus.
Elle attend, éternelle, belle jusqu’à la chute.
La Dame Camélia
Dans les bois où plus rien ne fleurit, une femme attend, figée dans l’éternité. On l’appelle Tsubaki-Hime, la dame aux camélias. Sa peau est blanche comme la cire, son regard vide comme l’hiver. On dit qu’elle aima trop fort, si fort que son amour fit éclore les fleurs hors saison… puis les fit tomber, une à une, tête la première, comme ses amants.
Si vous vous approchez trop près, elle vous racontera une histoire. La sienne. Murmure après murmure, elle vous liera à elle. Et tandis que vous penserez être amoureux, ce sera déjà trop tard : vos jambes se déroberont, vos paupières s’alourdiront, et au matin, tout ce qu’il restera de vous, c’est une fleur décapitée.

Elle revient chaque nuit, squelettique et douce, pour boire la chaleur de ceux qu’elle aimait.
Et qu’elle aime encore.
La Femme-Os
Elle frappe à la porte chaque nuit, avec la douceur d’une amante revenue du passé. Son kimono est soie, son sourire nostalgie. Elle dit qu’elle n’a jamais cessé d’aimer.
Mais lorsque la lumière vacille, lorsque la lune se retire, sa chair se délite, dévoilant la vérité : un squelette affamé, animé par la mémoire d’un désir jamais rassasié.
Elle ne vous dévore pas , elle vous vide. Lentement. Elle aspire votre vie à la façon d’un baiser trop long. Vous lui offrez tout, car elle vous rappelle quelqu’un. Quelqu’un que vous auriez pu aimer… si vous aviez vécu plus longtemps.

Elle entre en silence, trempe les draps, et repart avec ce qu’il restait de vivant dans le cœur.
On l’ouvre comme une porte. On la referme comme une tombe.
Elle surgit dans la moiteur de l’été, les pieds nus sur les pierres brûlantes, tenant dans la main une lanterne décorée de pivoines.
Son kimono est léger, presque flottant. Son sourire, d’un calme ancien.
Elle dit s’appeler Otsuyu.
Chaque nuit, elle revient. Toujours à la même heure. Toujours accompagnée de cette lumière douce qui ne projette aucune ombre.
Elle s’assoit près de vous, vous regarde avec une tendresse infinie, et glisse sa main dans la vôtre comme si elle n’était jamais partie.
Elle sent l’eau de pluie, les souvenirs qui ne sèchent jamais.
Plus elle vous embrasse, plus vous frissonnez.
Mais ce n’est pas de plaisir. C’est de froid.
On dit qu’elle est morte depuis longtemps. Mais elle n’a jamais cessé d’aimer.
Et ceux qu’elle aime ne vivent pas bien longtemps.
Le matin, on retrouve leur corps glacé.
Leurs draps trempés.
Et près du lit, une lanterne éteinte, posée comme une offrande.

Curieuse, intrusive, elle observe depuis les hauteurs ce que vous cachez sous la peau.
Elle vous voit. Même lorsque vous détournez les yeux.
La Femme Haute
Elle rôde près des maisons closes, longiligne et tordue. On la croit lointaine, puis on l’entend… juste au-dessus de soi. Sa nuque s’étire, ses membres s’allongent, ses yeux descendent lentement jusqu’aux vôtres. Taka-Onna observe.
Elle ne touche pas. Elle pénètre.
Elle s’immisce dans vos pensées, s’allonge en vous comme un serpent dans un puits. Ses bras s’enroulent autour de vos regrets, sa voix vous dit ce que vous cachez aux autres. Et quand elle se retire, vous ne reconnaissez plus ni votre reflet, ni vos désirs.

Elle n’a rien à dire. Elle vous renvoie ce que vous êtes devenu.
Et c’est là que naît l’angoisse : dans le vide.
La Sans-Visage
Elle se tient là, silencieuse, parfaitement humaine. Trop humaine. Mais quand elle se tourne, elle n’a plus de visage.
Ni yeux, ni bouche, ni nez.
Rien que lisse, blanc, l’oubli incarné.
La Noppera-Bō ne vous attaque pas. Elle vous reflète. Elle efface les traits que vous croyez intouchables. Elle efface la colère, l’amour, la peur, jusqu’à ce que vous doutiez d’avoir un visage vous-même.
Vous partez en courant. Mais chaque reflet que vous croisez vous la rappelle : elle est en vous, maintenant.

"Est-ce que je suis belle ?"
Chaque réponse vous condamne. Sa beauté est une lame, sa blessure, une mémoire.
La Femme à la Bouche Fendue
Elle porte un masque. Poli. Propre. Son allure est presque élégante. Mais ses yeux… ses yeux brillent de quelque chose d’irréversible.
Elle vous demande, d’une voix douce : "Est-ce que je suis belle ?"
Et tout dépend de votre réponse.
Sous le masque, sa bouche est fendue d’une oreille à l’autre, comme si le monde lui avait arraché le droit de sourire. Ou de crier. Ou d’aimer.
Elle ne cherche pas la vérité. Elle cherche le moment où vous la craindrez. Et c’est ce moment-là qu’elle emporte avec elle, quand elle vous laisse, défiguré, à l’intérieur seulement, si vous avez de la chance.

Son corps est un mensonge, son regard une énigme.
Elle aime. Mais jamais de la même manière deux fois.
La Femme aux Neuf Queues
Elle vous attire avec la grâce d’un souffle chaud sur la nuque. Ses cheveux sont des flammes, sa voix est une chanson ancienne que vous croyez reconnaître. Elle joue.
Elle danse dans vos pensées, vous fait croire qu’elle vous aime. Et peut-être qu’elle vous aime. Mais ce n’est pas pour vous qu’elle le fait. C’est pour le feu. Pour le jeu. Pour la vérité sous vos mensonges.
Chaque nuit passée à ses côtés vous semble bénie. Mais chaque matin, un doute vous ronge. Elle vous regarde dormir. Vous caresse. Et pendant que vous soupirez de plaisir, elle prend quelque chose.
Votre nom. Votre instinct. Votre reflet dans les yeux des autres.
Et quand elle part, vous êtes plus léger. Trop léger.

Elle n’attaque pas. Elle enlace.
Et vous repartirez plus léger. Mais quelque chose, en vous, restera sous la surface.
La Femme Serpent
Elle émerge sans bruit, là où l’eau cesse d’être claire.
Ses cheveux dégoulinent. Son dos luit.
Son corps, trop long, ondule à moitié dans l’eau, à moitié sur la terre.
Elle vous regarde sans bouger.
Et c’est vous qui vous approchez.
Sa voix ne vient pas de sa bouche.
Elle résonne en vous.
Comme un souvenir que vous n’avez jamais vécu.
Elle ne tend pas la main. Elle ne demande rien.
Elle est déjà là, dans votre poitrine, dans le creux de votre ventre.
Elle ne dévore pas.
Elle se glisse.
Elle se love.
Et vous vous videz.
Quand elle disparaît sous la surface, elle ne laisse rien.
Pas de trace.
Pas de cri.
Rien, sauf cette sensation étrange…
D’avoir été vidée d’un poids que vous ne saviez pas porter.